Je ne savais pas encore que je finirais tôt ou tard par haïr mon visage. Alors que je dévalai les escaliers quatre à quatre en manquant de m'étaler à plusieurs reprises, ayant entendu les pneus de ta voiture rouler sur les graviers de la cour extérieure. Tu t'en souviens, père ? De cette habitude que j'avais de te sauter dessus avant même que tu ne poses un pied à l'intérieur de la maison. Nous étions riches, mais c'était un douloureux privilège quand on comptait le fait que nous ne te voyions que rarement. Une fois par mois si nous avions de la chance et moi, je pensais toujours que j'étais l'homme de la maison parce que je venais d'avoir une petite sœur et que tu m'avais confié la tâche de la protéger. Te rappelais-tu du visage de mère quand tu rentrais ? J'étais le premier à te courir après parce que j'avais peur que tu demandes aux servantes qui était ce petit garçon dans son coin, souriant bêtement. Malgré ça, je crois que tu étais quelqu'un de très gentil. Même si tu passais ton temps à roupiller sur le canapé du salon, mais comment pouvions-nous t'en vouloir ? Tu travaillais dur pour nous permettre d'avoir une vie paisible, et comme tout garçon capricieux de mon âge, j'étais bien content d'être noyé sous les cadeaux. Parfois, le soir, je déplorais le fait de ne pas assez bien te connaître. Je me roulais en boule sous le lit et je t'imaginais espion, agent secret. Parfois gentil, parfois sans cœur. Au final, je n'ai jamais trop su qui tu étais.

Les filles de tes amies riches étaient insupportables, mère. Leurs doigts sales touchaient sans cesse mes pommettes et elles criaient de joie à ma simple vue. Ça m'irritait déjà. Contrairement à Nell, elles ne semblaient m'apprécier que pour mon enveloppe charnelle. Et le pire, mère, c'était que tu semblais me vendre à elles. Vantant mes qualités et mes mérites tel un chiot qu'un hésite à acheter parce qu'il est mignon mais qu'il a des besoins. À vrai dire, mère, je ne t'ai jamais vraiment aimée. Je me cachais derrière tes jambes, je rougissais à chaque contact, mais c'était parce que j'avais peur. Tu m'effrayais. Je voulais sans cesse jouer, chahuter. C'était de mon âge. Tu étais toujours là pour me rappeler à l'ordre. Me remettre à ma place. Me brider. Je détestais cela. Des leçons de piano, des leçons de danse, comment être galant, des leçons sur notre pays. Je m'en fichais. Je n'avais pas le temps d'être un enfant, avec toi. C'était insupportable. Je préférais toujours nos servantes que tu traitais avec mes mépris. C'est bien cela, mère ? Tu n'avais d'égards pour personne autre que toi-même, si bien que je me demandais toujours … Est-ce que tu as aimé père ? Ou Nell ? Ou moi ?

J'étais trop occupé à faire les lacets de Nell quand c'est arrivé. Père au volant. Un homme ivre mort en face. Un choc. Un accident. Et deux morts. Si j'ai souffert de votre mort, c'est uniquement parce que mon monde s'est écroulé. Je pense que si vous aviez péri et que j'étais resté seul avec Nell dans notre maison, je m'en serais remis assez vite.

Je serais facilement passé à autre chose.


Je le savais. Je l'ai toujours su. Ce visage ne m'apporterait que des ennuis. Ces traits féminins qui me valait des compliments, ces grands yeux qui intriguaient tous les passants. Sans réfléchir je portais mes mains à mon visage, me mettant à me griffer comme si je possédais la faculté de me l'arracher et de le remplacer par un autre. Je tremblai. Depuis cet accident, je n'ai cessé de trembler. Pas de peur. Pas de chagrin. De rage. Contre tout le monde et personne à la fois. Contre ce conducteur. Ma tante. La vieille au bout de la rue qui promenait son chien. Dieu. Et même vous, mes parents, même vous. C'est de votre faute aussi. Comment avez-vous pu abandonner deux enfants derrière vous ? Votre volonté de vivre était médiocre à ce point ? Ou peut-être vous cassais-je trop les oreilles avec mon irritante joie de vivre. Je ne sais pas. Je vous déteste.
Nell et moi étions caché dans la cale d'un bateau quittant la Chine pour un pays dont nous ne connaissons probablement rien. Ce n'était pas d'une grande importance, nous voulions juste quitter cette terre maudite, ce pays hypocrite. Sa cruelle réalité. Qui allait nous en empêcher, de toutes façons ? Non, mère, ta sœur se moque de deux vies humaines. Elle préfère l'argent. Une suite de zéros vaut mieux que deux orphelins. Est-ce de famille ? Les gênes de l'abandon. Je refuse d'être comme ça, je ne la laisserais pas. Je n'oublierais pas celle qui s'accroche désespérément à moi et qui lutte pour vivre. Ses mains se posèrent sur les miennes et je réalisai à ce moment que du sang avait coulé sur mes genoux repliés contre ma poitrine. Elle me regardait avec ses grands yeux innocents et remplis de larmes. Oh, comme j'aimerais avoir son âge. Comme j'aimerais ne rien comprendre. Tout serait plus simple. Elle écarta mes jambes pour venir m'enlacer en sanglotant contre ma poitrine. Oui, j'imaginais bien que voir son propre frère se mutiler à coup d'ongles à côté d'elle ne devait pas être très agréable à voir. Je m'en moquais. Je m'en moquais autant que j'aurais voulu être capable de refouler toute cette rage en moi et dire à ma jeune sœur avec un sourire ça va aller, je vais m'occuper de toi. Mais comment pourrais-je ? Rien n'ira plus, désormais.

La Corée du Sud. Ce n'était pas la première fois que j'en entendais parler, non. Avec ces histoires de guerre que tu aimais tant, père, comment pourrais-je ignorer l'existence de ce pays. Pas que je n'y connaisses grand-chose en la matière pour autant. Les gens nous regardaient bizarrement. Un frêle garçon aux corps squelettique tenant sa jeune sœur endormie dans ses bras ne devait pas être un spectacle commun. Ils fixaient mon visage. Encore. Mes traits s'endurcirent. Je ne comprenais pas ce qu'ils disaient. Probablement qu'ils parlaient de tout ce sang sec couvrant ma peau si blême. Quel dommage devaient-ils penser, un si beau visage sale à ce point ou quelque chose dans le genre. Je ne te l'ai jamais dit, maman, mais j'ai toujours haïs avoir hérité de tes traits. On ne voyait rien d'autre en moi que le reflet du tien. Cela aurait pu me servir quand ta sœur m'a trouvé dans cet accident. Elle aurait pu craquer face à mon visage similaire au tien, vouloir nous garder près d'elle. Mais ce n'était pas assez. Tu vois, mère, elle ne t'aimait pas. Et moi non plus. Je tombai au sol après des heures de marches dans cette ville inconnue, Nell dormait encore jusqu'à ce moment. Que croyais-je ? Il fallait à manger. Il nous fallait de l'eau aussi. Il nous fallait survivre. Dîtes, mère, père, vous n'avez pas connu cela, j'imagine ? Une famine si forte qu'elle vous fait perdre la tête au point que votre raison vous intime que, oui, manger un être humain ne doit pas être si mauvais que cela dans le fond. Avez-vous connu la soif telle que votre envie de vous arracher la langue surpasse votre envie de survivre ? Non, vous n'avez probablement jamais connu ça. Et vous ne le connaîtrez jamais, non.

Si vous saviez à quel point j'ai hâte de mourir pour vous retrouver.


J'ai toujours su que ce visage ne m'apporterait que des soucis. Quand son regard a croisé le mien et qu'elle m'a jeté de quoi manger dessus, avec son air supérieur et ses bouclettes blondes tombant sur ses épaules. Je l'ai toisé avec un air aussi méprisant que le sien et j'ai vu son insupportable sourire en coin hautain. Elle ne parlait pas ma langue et avait prononcé quelque chose que je ne comprenais pas. Quand elle s'est accroupie et qu'elle m'a touché le visage avec ses doigts glacés, mon sang n'a fait qu'un tour et je l'ai repoussée violemment. Fesses dans la neige, elle avait ri. Ses parents avaient accouru après elle pour l'emmener loin de moi. Bien sûr. Une petite princesse de sa trempe ne pouvait rester trop près d'un pauvre gamin de neuf ans couvert de crasse et rouge écrevisse par le froid ambiant. Mère, père, avez-vous connu cette sensation horripilante du froid qui s'insinue en vous jusqu'à ce que tous vos membres ne vous répondent plus ? Quand on arrive à ce stade-là, on reste assis contre son mur et on attend. On attend que la mort vienne nous chercher. Jusqu'à ce que le visage de votre petite sœur se pointe devant vos yeux, larmoyants de joie parce qu'elle a enfin trouvé quelque chose à manger. Mère, père, je vais encore la laisser manger, aujourd'hui. Je sais que je devrais en prendre moi aussi, mais je n'en ai pas envie. Je ne savais même plus quelle date nous étions, ou depuis combien de temps je n'avais pas avalé quelque chose. Ce que je savais, c'était que mes jambes étaient couvertes de neige et que je n'arrivais plus à les bouger. Je vais mourir. Dans une semaine ou deux. Peut-être moins. Je vais mourir et laisser une innocente seule sur cette terre. Nell était mignonne, quelqu'un finirait sans doute par la prendre sous son aile. Elle n'avait pas besoin de moi. Ce n'était pas comme si j'agissais comme un digne grand-frère, de toutes façons.

Les larmes roulaient sur mes joues mais ce n'étaient pas les miennes. J'entrouvris les yeux assez pour voir ma jeune sœur pleurer à chaude larme au dessus de mon corps inerte. Elle articulait des choses que je n'entendais même plus. Personne ne devait la comprendre, non plus. Elle appelait à l'aide, je crois. Personne ne parlait chinois, ici. Nous n'étions plus dans notre pays. C'était fini, tout ça. Je ne sentais plus rien, ni ne voyais rien. C'était fini. Je fermai les yeux en tentant d’agripper sa main. Ça y était. Ma fin était là. Je me demande vraiment ce qu'il y a, après la mort.

J'ouvris les yeux et cette pot de colle de sœur était là, allongée sur mon ventre. Cet endroit ? Qu'était-ce ? Un hôpital. Sans doute. Je sentis un liquide chaud sur ma peau. Je n'étais pas mort ? Non. Pas encore. Pleurais-je de joie ou de tristesse ? Pas moyen de le savoir. Puis une voix s'éleva dans la pièce sombre. Un homme dont je ne connaissais rien. Il parlait chinois, me demandait de travailler pour lui. Pour quoi faire ? Prolonger ma souffrance encore davantage ? Non. Je secouai la tête. Il me relata combien ma sœur avait mis d'efforts pour me sauver la vie. Qu'elle s'était vendue à la mafia. Bien sûr qu'elle l'avait fait. Elle ne savait même pas ce que c'était ! Petite sotte. Père, mère, vous voyez où vous envoyez vos enfants ? Et puis, j'ai réalisé à cet instant que ce n'était pas mon heure. Dans mon long sommeil d'agonie, je me souvenais d'une voix féminine et d'un toucher hypothétiquement vaguement familier. Une femme m'intimait que j'étais trop jeune pour mourir ici et maintenant. Que j'allais devoir continuer encore un peu. Pour aider ma sœur. Ma Nell. Alors, sur une impulsion, j'ai proposé d'échanger ma sœur avec moi. Que croyez-vous tirer d'elle ? C'est une faiblarde pleurnicheuse et trop frêle pour faire quoi que ce soit. De cette manière. Il en a ri. Serait-ce l'enfant qui s'est évanoui dans la neige qui ose dire de celle qui l'a sauvé qu'elle n'est qu'une faible?

Oui, monsieur. C'est l'enfant qui n'avait mangé que de la neige pendant un mois qui pouvait se permettre de dire que celle qui avait bénéficié de tout  avec difficulté pendant ce même laps de temps ne supporterait pas la vie offerte aux gangsters.