Le 19 Mars 1987. Le décor se plante dans un immense bâtiment, dont les murs et les meubles d'un blanc immaculés, la décoration riche et bien répartie, démontrent sans aucun doute possible toute l'étendue luxueuse des lieux. Dans la salle d'attente, où patientent silencieusement quelques femmes au ventre arrondi, toutes parées comme si elles avaient bien pu être invitées à une quelconque soirée de prestige, flotte un délicat parfum vanillé. Tour à tour, elles s'en vont, emmenées à travers les couloirs par quelques femmes bien aimables, toutes de blouse vêtues. C'est en ces lieux, ici-même, au cœur de la très réputée Clinique Privée Tatsuya, que Mikashima Keiko, petit ange au visage rondelet et aux grands yeux bruns, vint au monde.
C'était un lieu bien connu de la capitale nippone, que cette fameuse Clinique Privée. On la connaissait forcément, et toute bonne mère rêvait de pouvoir y faire naître ses enfants. Les conditions quasi-parfaites d'hygiène et la très haute qualification de son personnel étaient à la hauteur des prix exorbitants que pratiquait l'établissement ; mais, avant même sa naissance, on eût déjà dit qu'il n'y avait rien de trop bien pour la petite Mikashima.

Les jeunes enfants sont épuisants ; plus qu'un mythe, c'est là une terrible réalité. Et Keiko ne fit absolument pas exception à la règle : depuis toute petite, elle semblait avoir comme principe de ne jamais laisser une seule seconde de répit à ses « pauvres » parents. Demandant à elle seule l'attention et les efforts d'une horde de nourrices sous-payées, la jeune enfant prit rapidement goût aux regards et aux petites attentions. Tenant à peine sur ses deux jambes, elle galopait déjà dans toute la maison à la recherche d'une quelconque bêtise à faire, et qui pourrait lui valoir plus de regards, plus de mots doux, plus de tendresse. Se retrouver sous le feu des projecteurs ? Assurément, c'est ça qu'elle aimait, la gamine ! Du fait d'avoir toujours été très entourée, celle-ci ne supportait que très, très mal le fait de se retrouver seule. Ne serait-ce que quelques secondes d'inattention de la part de sa mère ou de ses employées lui suffisait à nourrir un profond sentiment d'abandon, qu'elle s'efforçait de chasser en tapant violemment du point sur la table. Déjà terriblement intelligente, Keiko comprit très vite que si elle voulait quelque chose, il y avait toujours un moyen de l'obtenir ; usant de ses grands yeux larmoyants et de moues toutes plus adorables les unes que les autres, elle sut sans mal mettre la main sur le cœur de son père qui, soucieux du bonheur de sa petite princesse, mit à partir de ce jour fatidique un point d'honneur à répondre positivement à chacun de ses caprices.

Le temps. Il filait, le garnement ; il courait entre leurs doigts comme un filet d'eau clair. Les jours, les mois puis les années passèrent. Elles passèrent vite, si vite ! Monsieur Mikashima les maudissait, d'ailleurs, pour oser défiler avec une telle rapidité. S'il avait pu, il n'y a aucun doute : il les aurait faites arrêtées, ces secondes, ces heures arrogantes. Toutefois il y a, dans la vie, de très rares choses qui ne peuvent être soumises ni au pouvoir d'un Homme, ni à celui de son argent ; et il semblerait que le temps en fasse partie. Pour le reste, néanmoins, il n'y avait pas grands problèmes... Baignant littéralement au milieu des billets, la jeune Keiko Mikashima vivait une vie aux premiers abords tout ce qu'il y a de plus décent. De plus luxueux, même, dira-t-on. La gamine ne manqua jamais de rien, tout au long de son enfance ; elle vécut même avec beaucoup plus que ce dont elle avait besoin. Scolarisée dans la meilleure école, apprenant divers langues auprès des plus qualifiés... On dépensait sans compter pour le bien être de l'unique fille de la famille. Une vie de rêve ? Certes, ça y ressemblait fortement. A l'âge de huit ans, en effet, Keiko avait tout d'une petite gosse de riche, bien élevée et pourrie gâtée ; de celles que l'on croise, outrageusement bien habillées, dans les quartiers les plus huppés de la capitale. Du moins, en façade. Et il y avait inévitablement, toutefois, un certain contraste entre la façade et l'intérieur ; un contraste sombre, qui possédait un certain caractère, que beaucoup auraient jugés malsain. A raison. Huit ans, le corps fragile d'une enfant, encore quelques dents de lait et, pourtant, une force incroyable. En ses mots comme en ses poings, il sommeillait en elle une effrayante brutalité, que jamais on n'aurait prêté à une enfant de cet âge. Fruit de la culture d'une rage extrême, d'un entraînement acharné aussi, on l'appelait affectueusement « petit monstre », mais chacun redoutait, secrètement, silencieusement, le moment fatidique où celui-ci allait grandir...

Et il grandit. Oui, inévitablement, il grandit, ce petit monstre ! Le début de son adolescence marqua le début d'un brusque tumulte dans sa vie. Toutes ces nuits passées à recevoir les coups, puis les donner ; tout ce venin qu'elle avait craché sur les autres... La réalité qui s'était imposée à elle en entamant cette vie truande avait fini de balayer les quelques bribes d'innocence qu'il pouvait bien lui rester. Ainsi, on avait eût tôt fait de dire adieu à la douce enfant qu'elle avait été ; aujourd'hui, il ne restait d'elle que de vagues souvenirs. Keiko l'adolescente, bien vite, délaissa les bancs trop lisses, trop propres de son école privée ; elle leur préféra la crasse et la noirceur des rues malfamées. De la même manière, elle troqua ses études contre de sales besognes et de mauvaises fréquentations. On aurait pu croire que la petite nippone partait avec un lourd handicape : celui d'être née femelle. Il n'en était pourtant rien. Réputée bornée, dure, insensible, elle n'avait pas sa place auprès des minettes trop précieuses pour se salir les mains ; elle était plutôt de celles qui vous crache au visage pour avoir osé croiser son regard. Si on n'ose pas clairement l'avouer, dans les rangs mafieux, on craint l'adolescente et son caractère enflammé. Alors quel que soit son âge, quel que soit son gabarit, le plus souvent, on s'arrange pour faire profil bas ; on ravale les sifflements et les commentaires désobligeants, et on se débrouille pour garder ses distances. En fait, on agit en face de Keiko, la toute jeune Keiko, comme on aurait agit face à un terrible tyran.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que le crime, ce doit être une histoire de gènes ; la fille Mikashima devait donc être génétiquement prédisposée à exceller dans ce domaine. Ses quatorze bougies à peine soufflées, et sous le regard affligé de sa mère, l'adolescente se retrouvait déjà à la tête d'un important réseau de son paternel ; quel genre de réseau ? Le trafique de drogues en tout genres. Jeune et entourée des plus dangereux criminels de l'archipel, il aurait été aisé pour une jeune fille de se faire rapidement dépasser par la situation... mais Keiko n'était pas une simple jeune fille. Avec une excellence rare, elle menait à bien chaque transaction ou mission que l'on pouvait bien lui confier. La vérité ? On eût dit qu'elle avait fait cela toute sa vie. C'était une forte tête, une gamine certes, mais pas moins orgueilleuse ou mauvaise : sans jamais demander les gros bras de papa à la rescousse, elle a su gérer jusqu'aux situations les plus périlleuses, perfectionnant au passage sa technique à briser cotes et clavicules. Sa réputation se fit sans mal : partout, on la reconnaissait comme l'une des plus craintes dans le domaine, et peu à peu, rares se firent ceux à encore oser mettre sa faible patience en épreuve. Et Papa, dans tout ça ? Aux anges. La relève était assurée, pensait-il. Jamais il ne lui semblait avoir été si fier de toute sa vie ! C'était sa fille, là, les mains couvertes du sang de l'adversaire, les yeux écarquillés de fureur ; et rien, non rien, en ce bas monde, n'aurait su plus l'emplir de joie que ce désolant spectacle.

Malgré les années, Keiko était restée la fille chérie de la famille. Si son tempérament n'était pas toujours facile à gérer, elle n'avait tout de même pas perdu l'affection des siens, ni son goût pour les belles choses. Le luxe, le pouvoir et la splendeur ; trois choses pour lesquelles Keiko aurait tué, et qui, à nouveau, lui furent servies sur un plateau d'argent. Les Mikashima, on les connaissait pour être « toujours dans l'excès » ; comme ils le disaient si bien, rien n'aurait jamais été trop pour leur fille chérie, et c'est toujours en très grand qu'ils voyaient les choses. Le père, surtout, mettait un point d'honneur à ce que sa fille jouisse du meilleur ; et lorsqu'enfin, il parvint à conjuguer le bonheur de son enfant avec le bénéfice de ses affaires, sa propre joie n'en fut que décuplée. A la mort « tragique » d'un grand dirigeant crapuleux basé au pays du Matin Calme, il mit subitement un terme à la vie jugée banale de sa fille : finies, les journées à servir dans les bars comme une vulgaire barmaid en manque du sou. Terminés, tous les autres petits boulots minables qu'elle avait pu enchainer, les uns après les autres, en attendant la nuit tombée ! Enfin, elle allait pouvoir vivre comme elle l'avait toujours voulu, baigner pleinement dans l'univers sombre mais attrayant du crime impuni. Et si en plus, ça pouvait permettre à Papa de mettre la main sur le pays voisin... alors pourquoi attendre ? Lorsque ses dix-huit ans frappèrent à la porte, Keiko fit ses valises, partie s'installer en Corée du Sud dans le but de mener à bien l'ultime mission qui lui avait alors été confiée, en guise de cadeau d'anniversaire : devenir le maître du jeu. Depuis son siège de cuir, confortablement installée entre les murs de SA toute nouvelle maison close, elle allait enfin pouvoir goûter au pouvoir ! Avec la détermination d'un fauve, la nippone avait débarqué dans la capitale Coréenne, s'était faite une place dans ce monde à grands coups de genoux, et aujourd'hui, depuis déjà plusieurs années, QueenK se joue habilement, sournoisement, de ses pions, et telle la reine impitoyable qu'elle est, règne avec orgueil sur les ruelles sombres de sa toute nouvelle capitale..