Keiko & Jae Min

« give me the light »

L'ennui. Il y avait longtemps qu'elle n'avait été confrontée à son vieil ennemi. L'ennui. Depuis toujours il la pourchassait, inlassablement, la traquait comme un chasseur traque sa proie. Mais ce n'est pas si facile de coincer la belle. Elle avait l'esprit brûlant, la curiosité dévorante. Un rien, si petit, si insignifiant soit-il, avait toujours su trouver grâce à ses yeux lorsque les maux premiers de la lassitude avaient fait surface. Claquer ses ongles sur la table. Compter le nombre de marche que possédait l'escalier. Fixer chaque convive, et tenter de deviner leur profession. Tant d'actions futiles, puériles, mais qu'elle avait déjà exécuté mille fois dans le seul but de lui échapper. D'échapper à ce sentiment terrible qui, depuis toujours, la terrorisait plus que tout. L'ennui. Elle l'avait fuit, durant des années entière. Une vie à cent à l'heure, toujours et encore plus d'adrénaline, pour ne jamais manquer de chose à faire, ou de sensation. Pour ne jamais plus que la lassitude ne la gagne. Mais voilà, elle les avait suivit, elle avait acceptée de venir, et désormais, elle se retrouvait confrontée à son vieux démon. Keiko soupira. Fort, longtemps. Du moins, lui sembla-t-il. Nerveuse, elle scruta les aiguilles de sa montre, dont la place n'avait pas changé. Alors elle serra les dents. Elle les serra si fort, qu'il lui sembla pouvoir bientôt les casser... Au fond d'elle, la rage montait. Et intérieurement, elle pestait ; elle en voulait à ces minutes, qui se jouaient d'elle et s'allongeaient. Elle en voulait au créateur, d'avoir organisé cette terrible after-party. En réalité, à ce moment là, Keiko en voulait finalement à tout le monde.

Il y avait tout d'abord eût les lumières aveuglantes, blanches, bleues, roses ou encore vertes, qui fuyaient au travers de la pièce comme le gibier effarouché. Également, ces filles si grandes, si minces, perchées sur une vingtaine de centimètres de talons hauts chacune, portant des tenues à l'élégance rare. Ces hommes, aussi, qui avait capté toute son attention durant quelques temps, pour la perfection de leur musculature, sûrement. Le froissement de tissus, lorsqu'ils défilaient en haut du podium. Les sonos, qui crachaient avec hargne une musique rythmée. Le crépitement des flashs provoqués par les appareils photos de quelques journalistes. Le parfum fort d'un homme à sa droite, et celui, plus doux, de sa voisine de gauche. Il y avait eût les chuchotements élogieux, puis les applaudissements. Et maintenant, qu'y avait-il ? Les regroupement de bourgeois, auquel elle n'avait voulut se mêler plus longtemps. Les bribes de leurs conversations, leurs rires niais épuisants. La musique, trop sage. Et les effluves d'alcool. Ah, celles-là... Décidée à oublier toute promesse de bonne tenue, elle se laissa tomber avec rage sur le tabouret rouge face au comptoir et, alors que le jeune barman se tournait vers elle pour prendre sa commande, elle l'interrompit d'une main levée. « Tais-toi, et donne-moi ce que tu as de plus fort. » Le pauvre s'exécuta, surpris sans doute par le ton exaspéré de la nipponne. Mais à l'heure qu'il était, Keiko se foutait bien des états-d'âmes du peuple. Elle n'avait que faire de leur surprise, de leur amour propre ou que sais-je ; tout ce qui comptait pour elle, c'était de parvenir à fuir l'ennui, encore.

Le bruit significatif d'un verre sur le comptoir. La brune le prit entre ses doigts délicats, le porta jusqu'à son nez, et ne put réprimer un petit rire. Son vieil ami, elle le retrouvait bien là ! L'odeur forte, et la couleur douce à ses yeux. Elle prit soin de se plaindre de la faible contenance de son verre, qu'elle jugea ridiculement petit, avant de prendre une gorgée. Une toute petite gorgée, mais cela ne l'empêcha pas de savourer le goût si prononcé qu'elle appréciait tant. La jeune femme, entre deux gorgées, jouait avec la boisson. Par de souples mouvements du poignet, elle faisait danser le liquide d'un bord à l'autre, le suivait des yeux avec une envie difficile à cacher. Alors, souvent, elle cédait à la tentation, et reprenait quelques gouttes de cette fantastique boisson. Cette boisson qu'elle ne connaissait que trop bien, d'ailleurs. Keiko ferma les yeux un instant, le sourire aux lèvres. Ce fourbe avait été le compagnon de bien des nuits, l'aidant tantôt à noyer un rare chagrin, tantôt son ennui redoutable. Parfois il lui avait joué des tours aussi, l'empêchant de se souvenir correctement de la nuit passée, la laissant chercher en vain, tandis que d'autres questions comme « qui est cet(te) inconnu(e) dans mon lit ? » ou encore « où est-ce que je suis ? » s'accaparaient son esprit. Cette crapule lui en avait fait voir de toutes les couleurs et chaque fois, elle se disait qu'elle n'y toucherait plus ; mais c'était trop compliqué, elle ne pouvait pas l'abandonner comme ça ! Keiko rouvrit les yeux, porta le verre à ses lèvres. Puis le sourire qui y flottait disparut. Son verre était vide, parfaitement vide ; pas même une goutte ne trônait à l'intérieur. Seul le vide total, absolu, arrogant. Alors elle posa – ou plutôt, frappa plus ou moins violemment son verre sur le comptoir, et soupira à nouveau. Ce soir, semblait-il, sa soirée était destinée à être gâchée.

Keiko & Jae Min

« give me the light »

Le défilé est tout simplement parfait. Je ne trouve absolument rien à redire, et le fait que ce soit mes mannequins qui défilent, pour la plupart du moins, n'y est pour rien, je l'assure. La musique a été correctement choisit pour aller avec chaque catégorie de tenue et j'admets avoir été totalement conquis pas l'ambiance. Seules deux ou trois tenues laissaient à désirer à mon goût, et je n'aurais pas donné un seul won pour les porter, mais ce qu'il y a de bien, c'est que ce soir, je ne défile pas, et me contente de donner des ordres à mes recrues. C'est agréable, même si je ne manque pas d'émettre tous les mauvais comportements de mes employés. Mon assistante griffonne alors que je parle, comme toujours. Ensuite, je ferais un exposé en ne donnant que les mauvais points. Rien ne sert de glorifier le bon, personne n'apprend de ce qui est bon. Rappel : La créatrice salue son public et disparaît à nouveau en coulisse avant que les lumières du défilé s'éteigne et que les néons centraux se rallume. La musique change, se faisant plus festive et immédiatement, des serveurs commencent à défiler entre les personnes présentes pour distribuer amuses-bouches et coupes de Champagne. J'en attrape une au passage, alors que je somme Luang Xi de rentrer à l'agence et de me poser le compte-rendu de se défilé, au propre, sur mon bureau. Je peux voir dans son regard qu'elle est triste de ne pas rester, mais jamais une stagiaire n'a eut le droit de rester à une after-party, et ce n'est certainement pas moi qui vais permettre cela en premier.

Après quelques minutes passées à errer au centre de la foule oppressante, je pose la main sur l'épaule de l'un de mes amis les plus proches. « Young Do, comment as-tu fais pour entrer ici ? » Cet homme ne cessera donc jamais de m'étonner. Il se mêle aux mannequins, aux stylistes, au gotha de la mode, et personne ne se rend compte qu'il n'a absolument pas sa place ici. Il m'explique qu'il peut entrer partout, mais surtout, qu'il ne passait que pour livrer une commande à l'un de ses clients. Je ne lui en demande pas plus, je n'ai aucune envie de savoir ce qu'il se passe en ce moment dans son petit trafic mais pour l'instant, il est ici, et je me sens tout de suite plus à l'aise. C'est étrange de le voir pendant que je travaille, et ce doit aussi être étrange pour lui, puisqu'il ne m'a jamais vu ainsi. Nous parlons un instant, mes yeux parcourent la foule, ma gorge se fait sèche et mon regard se pose donc tout naturellement au bar, où je ne peux que remarquer une femme se tenant au comptoir. Bien que je sois à bonne distance, je peux voir qu'elle est belle. Ses cheveux sont plutôt court, mais il lui donne un air des plus sexy. Oubliant un instant que mon ami n'est pas censé être ici, je lui donne un coup de coude, lui demandant ensuite « Sais-tu qui est cette femme, au comptoir ? » Il étire son cou un instant puis, sans me poser plus de questions, il me répond que son nom est Mikashima Keiko et qu'elle est, en quelque sorte, sa patronne. Je tourne alors mon visage vers lui, le questionnant du regard. Il poursuit. Elle dirige sa famille. Je vois. Elle travaille donc pour la mafia. Ou plutôt, elle la dirige, si j'ai bien compris. J'acquiesce donc sans un mot de plus. Mon envie d'aller à sa rencontre est désormais d'autant plus présente. Sexy, élégante et dangereuse. Je ne peux qu'aimer. Young Do pose sa main sur mon épaule et me dit que c'est une raison de plus pour qu'il ne traîne pas ici, et à peine a-t-il terminé sa phrase, qu'il me salut, et tourne les talons. Mes yeux le suivent jusqu'à ce que la foule le fasse disparaître et je me retrouve seul à nouveau, au centre de cette masse assourdissante.

Ma coupe de Champagne, désormais vide, claque sur le plateau de l'un des serveurs qui passait à côté de moi. Mes pas me guident jusqu'au bar, juste à côté de la femme, qui m'intrigue désormais. Sans gêne, je pose mon regard sur cette dernière, elle à visiblement l'air agacé, son verre est vide, et moi, j'arrive à point nommé. Cette constatation me fait sourire, et je prend alors la parole, haussant la voix pour qu'elle puisse m'entendre par-dessus la musique. « Bonsoir. Fâcheux n'est-ce pas ? » Je marque une légère pause puis fais un mouvement de tête en direction du verre que ses doigts effleurent encore. « Votre verre. Vide. Puis-je me permettre de le faire remplir à nouveau, et d'en vider un en votre compagnie ? » Chacun de mes mots est contrôlés, et bien que je parle plus fort que d'habitude, ma voix n'en est pas moins traînante.

« give me the light »

« Bonsoir ». Quelques lettres qui se noyèrent doucement, submergées par un flot de musique immensément forte. Elles se perdirent, dans un tumultueux fracas, et jamais n'atterrirent dans l'oreille de la principale intéressée. « Fâcheux, n'est-ce pas ? » En revanche, celles-ci... La voix retentit dans son dos, la fit tressaillir. Tressaillir ? Frissonner. Un long, un désagréable frisson de surprise, qu'elle n'était décidément plus habituée à sentir courir auprès de son échine. Keiko, dans un mouvement presque systématique, se dressa sur sa chaise, le dos et les épaules droits, l'œil à l'affut. Au fil du temps, la demoiselle avait appris à se méfier de ce qui pouvait bien se trouver derrière elle. La nipponne était ainsi, aimant pouvoir posséder le contrôle sur tout ce qui l'entoure. Ainsi, l'idée que quelque chose ne lui échappe ne lui était que très désagréable. Alors, ce fut comme un geste prit en charge par son incroyable instinct de survie. Le visage froid et les lèvres pincées, elle se détourna légèrement, quittant des yeux son verre tristement vide pour les poser sur... un homme. Surprise. Keiko aurait pu s'attendre à voir apparaître n'importe qui ; de l'arrogant au mondain, en passant par le vulgaire. Mais sans doute ne s'attendait-elle pas à entrevoir l'élégance. Entendons-nous : il ne fut nulle question du tape à l'œil, voir peut-être du ridicule. Non. C'était là l'élégance raffinée, simple, mais terriblement travaillée. Cette élégance presque trop parfaite pour être réelle.

Un coup d'œil furtif lui en apprit plus sur son interlocuteur. De taille plus qu'honorable, il n'avait rien à envier aux précédents mannequins qu'elle avait vu défiler sur le podium ; certainement pas leur taille, mais pas moins leur carrure. A tel point qu'elle s'en demanda si elle ne l'y avait justement pas vu, sur ce podium ; mais son idée n'alla pas plus loin. Keiko remarqua que, dans le milieu de la mode, ils se ressemblaient tous : du modèle aux couturiers, en passant par les créateurs et les rédacteurs en chef. Chacun travaillait son image avec grand soin, allant du corps aux splendides créations qu'ils oseraient porter, bien que, certes, certains aient sûrement plus de cartes en main que d'autres, pour jouer correctement à ce jeu plus dangereux qu'il n'y paraît. Sa propre réflexion la fit sourire. « Votre verre. Vide. » Perspicace. Un court instant, la jeune femme détourna les yeux pour les poser à nouveaux sur celui qui, quelques minutes auparavant, avait contenu la terrible liqueur. Cet homme s'amusait-il à remuer le couteau dans la plaie ? Si c'était le cas, ça ne lui plaisait guère. S'il y a bien une chose sur laquelle Keiko ne plaisante pas – une chose parmi des milliers d'autres – c'est bel et bien l'alcool. Son vieil ami de toujours... Lui, et seulement lui avait le droit de se moquer de sa personne. Lui seul était autorisé à lui faire tourner la tête à grands coups de vapeurs, à rire silencieusement de sa bêtise. Qui d'autre que la boisson, elle qui ne craint rien ni personne, aurait bien pu oser se moquer d'elle ? Ses doigts se crispèrent machinalement sur le petit conteneur. « Puis-je me permettre de le faire remplir de nouveau, et d'en vider un en votre compagnie ? ». Douce, lente, caressante était la voix. La voix du brun, que la nippone se plaisait étrangement à écouter. Le ton en était agréable ; ou était-ce sa proposition, qui l'était ? Certainement y avait-il un peu de ça, aussi. Lorsqu'elle en entendit les mots clés, la phrase prit à son cœur toute sa grâce. Il voulait donc l'inviter à boire ? Soit. Après tout, le chat ne refuse pas le poisson. Les lèvres rougies de la jeune femme, s'étirèrent en un terrible sourire. Ce genre de sourire, qui ne sait trouver sa juste place entre le sadisme et le charme. Un sourire venimeux, comme elle aimait l'appeler ; ce sourire-là même, avec lequel elle avait déjà tout obtenu. Keiko ne prononça un mot. Pas une seule syllabe ne passa le pas de ses lèvres réjouies. Mais des yeux elle invita l'inconnu à se joindre à elle et, un brin arrogante, mit sans attendre son verre en évidence sur le bois brut de ce joli comptoir.

Keiko & Jae Min

« give me the light »

Je peux remarquer qu'elle est typiquement le genre de femme qui a l'habitude de diriger et que l'on soit à ses ordres. Je ne connais que trop bien ce comportement , cette fâcheuse habitude qui nous rends odieux et qui me plaît tant.  Nous vivons dans une bulle ou le moindre désagrément est insupportable à notre ego. Si je ne le demande pas, alors on ne doit pas me déranger, c'est la première règle qui, bien souvent, n'est pas respectée. Je pouvais voir qu'elle ne s'attendait pas à être interrompu, et que je devais donc l'agacer d'une certaine manière.  Pourtant, je ne fis aucun recul. Il n'était pas prévu que j'abandonne ma place à côté de cette jeune femme, si désagréable soit-elle, elle ne pourrait jamais l'être plus que moi.  Un instant, j'ai cru qu'elle refuserait ma proposition, mais le sourire qui prend ensuite place sur son visage me permet de comprendre qu'il n'en est rien.  Elle ne dit rien, mais m'intime de son regard si profond que j'ai la permission de faire remplir son verre à nouveau.

Je lève la main pour que le serveur me remarque. Il vient immédiatement près de nous. Je n'aime pas attendre, il marque un point. Je me penche légèrement au-dessus du bar, mon mètre quatre-vingt quinze me  permettant de le faire sans problème. Je me commande un whisky XO et je demande à ce qu'il serve à ma compagnie la même boisson. Je préfère, à l'heure actuelle,  ne prendre aucun risque quand à la commande. Je suis donc certain qu'elle appréciera son breuvage et que je ne dépenserais pas inutilement mon argent, bien que cette dernière close m'importe peu. J'ouvre d'une main les deux boutons de ma veste de costume et prend mon porte-feuille dans la poche intérieure.  Je l'ouvre et en retire ma carte Gold que je tend au serveur avant qu'il ne parte préparer nos boissons. Je lui dis de la garder et d'encaisser tout ce que nous commanderons sans que je n'ai besoin de m'en soucier. Il s'en va, et je range mon porte-feuille avant de refermer ma veste.

Je glisse un doigt entre ma cravate et le col de ma chemise pour la desserrer légèrement. J'étouffe ici. La foule, les lumières aveuglantes et cette musique incessante me donne une impression de chaleur suffocante. Pourtant je ne quitterais pas cette pièce. Je ne quitterais pas ma place, à moins qu'elle ne le fasse avant. « Je ne me suis pas présenté. Kang Jae Min. J'ai fourni les mannequins pour ce  défilé. Avez-vous apprécié le spectacle ? » Je mène une conversation bateau, et je n'en suis pas fier, je l'admets. Seulement, elle ne parle pas, et ne semble pour l'instant pas décidé à le faire. Parfois, cependant, il suffit d'un rien pour lancer une conversation plus longue et plus intéressante, mais que dire de plus que les banalités pour discuter avec une personne que l'on ne connaît pas encore ? Si vous avez une réponse, alors je suis plus que preneur.

Je m'accoude au bar, la regardant sans gêne. Elle n'a pas l'air très grande, mais ce détail est loin de me déranger.  Elle a un air dur, froid, et séduisant à la fois. Elle est intrigante. Elle me donne envie de la connaître, tout en n'en sachant pas trop. Peut-être perd-elle de sa superbe lorsqu'on la connaît mieux, mais je ne le crois pas une seconde. Je me tourne vers ma gauche, attrapant un tabouret pour m'installer à nouveau face au bar. Nos verres remplis sont posés devant nous, et je ne tardes pas à prendre le mien entre mes longs doigts. Un sourire que je veux séduisant prend alors place sur mon visage et j'hausse mon verre en directement de mon invitée pour la soirée. « Me ferez-vous le plaisir de trinquer à cette soirée avec moi ? »