Crayon dans la bouche, mine crispée sous un intense effort de concentration ; de loin, Lee Sun Hee donnait l'impression de travailler comme n'importe lequel des employés de l'étage. Mais quelques signaux envoyaient pourtant le message inverse. Premièrement c'était un peu bizarre de voir la coréenne concentrée sur une même tâche pendant plus de dix minutes d'affilées et deuxièmement parce-que le titre inscrit sur la couverture rouge de son dossier était à l'envers et que, de temps à autre, on aurait pu croire qu'un magazine people était caché derrière cette couverture. Vrai ou faux ? On ne le saura jamais puisqu'à dix-neuf heures très précise la blonde referma son dossier avant de le ranger dans le premier tiroir de son bureau. Coup d’œil à droite, coup d’œil à gauche ; Pas de Johan à l'horizon, parfait. Sans attendre une seconde de plus, Sunhee attrapa son sac, sa veste et son écharpe, puis s'éclipsa d'un pas rapide – mais silencieux – jusque dans l’ascenseur. Le temps de sa marche le long du couloir qui menait vers l'appareil elle avait senti tous les regards de ses collègues se braquer sur elle mais, heureusement, même si Sunhee savait qu'elle n'était pas spécialement appréciée par eux, ils n'auraient pas le courage – ou la stupidité - de la dénoncer auprès d'un quelconque responsable en risquant de se mettre la drama queen à dos. Si aujourd'hui notre blonde s'était donnée la peine de se faufiler le plus discrètement possible à l'extérieur du bâtiment c'était pour rejoindre Léo. Quand on y pense c'était quelque chose de tout à fait légitime, hein. Il avait eu un peu raison en lui reprochant le fait qu'elle passait plus de temps avec son relou de patron qu'avec lui-même. C'était pas normal, ça. Elle avait donc bien le droit de sortir un peu plus tôt du travail pour une fois ! En plus Johan ne remarquerait même pas son absence puisqu'à en croire les bribes de conversations entendues plus tôt dans la journée le coréen avait une partie très importante de Mario Kart prévue jusqu'à tard le soir. Enfin bref, quoi qu'il en soit, elle était libre. Et elle comptait bien en profiter ce soir puisqu'elle n'avait pas eu le temps de fêter dignement son premier essais en tant que mannequin dans une vraie agence. La seule personne déjà au courant en dehors d'elle et de son nouveau – futur – patron c'était Yi Feng. Même à sa mère, Sunhee n'avait encore rien annoncé. Et elle préférait tout de même l'annoncer d'abord à Léo qui serait probablement aussi content qu'elle de cette nouvelle plutôt qu'à sa mère qui s'empresserait de lui demander de réduire ses rations de pamplemousses pour « être au top ». La coréenne passa les portes coulissantes du hall d'entrée pour se retrouver à l'extérieur du bâtiment. Le vent la fit aussitôt baisser la tête et remonter son écharpe avant de lancer un regard tout autour d'elle dans l'espoir d'apercevoir son petit ami. Mais... rien. Il y avaient juste deux mannequins descendues dans la rue pour fumer, un trentenaire au téléphone qui entretenait une discussion agitée sur le pourquoi du comment certains colis de vêtements s'étaient égarés et puis enfin y avait... elle. Un peu idiote à attendre au milieu du passage au lieu de se pousser sur le côté.  

« Sunheeeeeeeee! »  Ah. Le voilà. Sunhee eut à peine le temps de se retourner qu'une main se posa vivement son épaule.  Elle resta une seconde perplexe ; c'était pas exactement le geste auquel elle s'attendait pour des salutations. Et puis... A bien y regarder Leo semblait pas mal agité déjà. Quand il lui demanda si elle allait bien la stagiaire répondit donc par l'affirmative et se hâta de lui retourner la question. « Ouais, ça va. Et toi ? » Un p'tit sourire étira ses lèvres. Elle allait bien, ouais. Super bien, même, en sachant qu'elle avait ENFIN franchi un pas décisif dans sa carrière de future top modèle internationale. Mais c'était pas le moment de l'annoncer tout de suite. Fallait d'abord trouver un endroit où trinquer tranquillement.  « Tu savais que l'ovule de la femme a une odeur qui ressemble à celle du muguet? » Ah. Que devait-elle répondre à ça ? Elle n'avait jamais senti ses ovules – d'ailleurs,  parler de trucs bizarres  qui se trouvait potentiellement dans son utérus ça la mettait un peu mal à l'aise. Du coup, notre stagiaire future mannequin garda le silence quelques secondes en cherchant quelque chose à dire. « … d'accord, je... savais pas. » articula-t-elle, finalement. Elle avait voulu rajouter un « c'est intéressant » mais le mot lui écorchait trop les lèvres pour qu'elle se résolve à le prononcer. Leo c'était... Leo, quoi. Il n'y avait que lui pour partager ce genre d'informations. La suite de l'explication du pourquoi il avait connaissance de ce fait fut tout aussi … gênante. Au point qu'elle ne sut vraiment pas quoi dire pour le coup. Elle se contenta d'un raclement de gorge pour lui faire comprendre que... c'était pas le truc sur lequel elle se sentait capable de discuter – pas sans alcool dans le sang, du moins. « T'es bizarre ce soir – enfin plus que d'habitude, je veux dire. Qu'est-ce qui se passe ?  demanda-t-elle dans un sourire goguenard, je viens d'arriver t'inquiètes pas. D'ailleurs faudrait qu'on bouge ! » ajouta-t-elle en lançant un regard vers les fenêtres du deuxième étage là où, approximativement, devait se trouvait le bureau de son boss. Il ne manquerait plus que Johan s'aperçoive de son absence, qu'en désespoir de cause il ne décide de se jeter par la fenêtre avant de finalement remarquer que sa bonne à tout faire se trouvait encore en bas de l'immeuble. Pour éviter un tel drame – le fait d'être rappeler de force, pas la suicide – il leur fallait s'éloigner de leur lieu de travail illico presto. Notre fausse Blondie attrapa la main du Bambino et tira dessus pour le forcer à la suivre. C'était donc elle qui menait la marche mais l'ennuie, voyez-vous, c'était qu'elle ne savait pas vraiment où elle voulait aller. Un bar ? Une boite ? Un restaurant ? La première option semblait la plus adéquate. « J'ai un truc à te dire... mais pour ça, il faut d'abord qu'on trouve un endroit où s'asseoir. » Dis comme ça, on aurait pu presque croire à une nouvelle solennelle. Telle que « il grand temps que je te présente à mes parents » ou  «  je suis enceinte » mais... Heureusement ça n'était rien de tout ça, elle, elle le savait. Et dans sa petite tête ça ne lui était pas venue à l'esprit que le suspens qu'elle crééait pouvait éventuellement faire stresser son copain mi-homme mi tortue. Tout en continuant sa marche vers les rues animées du centre de Gangnam, Sunhee jeta un coup d’œil à Leo. Rah. Elle avait envie de cracher le morceau maintenant. Qu'elle attende ou pas, de toute façon, ils iraient trinquer la nouvelle, non ? Elle pouvait donc déjà le dire ça ne changerait rien au déroulement de la soirée ! Puis la coréenne n'était pas réputée pour sa grande patience ! Mais... non, non ! « Ah là-bas ! Ça a l'air cool. » elle pointa du doigt l'enseigne lumineuse d'un bar et, ô coïncidence, l'emblème de l'établissement semblait être un pamplemousse – depuis la publication du régime à la mode dans les pages de Velvet Dust tout le monde essayait plus ou moins de surfer sur la tendance pamplemousse. Ça pouvait aller du porte-clef pamplemousse reboosteur de motivation au patch pamplemousse qui assurait à quiconque le collait à sa peau d'absorber l'équivalent en vitamines d'un pamplemousse sans avoir à en manger. Le fruit était tellement devenu à la mode en Asie que sa page facebook « Pamplemousse Official » détenait à présent plus de fans que celle de Robert Pattinson, c'était pour dire. Enfin ! En bonne consommatrice Sunhee s'était laissée prendre au piège de l'appel du Pamplemousse en désignant ce bar-là comme le lieu où elle voulait entrer. Dès qu'ils furent à l'intérieur de l'établissement, un serveur se dirigea vers eux pour leur indiquer une table libre. Sur celle-ci trônait une corbeille rempli de … pamplemousses. Et les cartes des menus étaient posées à côté. « Heu, bon je te le dis tout de suite j'en peux plus d'attendre... » Une petite étincelle illumina les pupilles de la coréenne en même temps qu'elle prit une profonde inspiration. Peut-être en faisait-elle un peu trop... ? « T'as une petite amie qui bosse officiellement dans une agence de mannequins – une vraie agence ! » Clin d’œil complice. « Enfin... je suis encore à l'essai mais je le sens bien cette fois-ci. » Peut-être aussi partait-elle trop confiante, qui sait ? Mais ce n'était pas maintenant qu'on allait la changer.