BOOK ; profil du mannequin
finalement pas de modifs, ça ira comme ça, flemme (chuuuuut).

I. You sure you want to be with me ? I've nothing to give. Dès le début, ils l'avaient rejetée. Comme si elle était une anomalie. Comme si quelque chose chez elle détonait et la plaçait instantanément en marge. En marge d'eux, de leurs jeux enfantins, ces jeux qu'elle regardait de loin avec une envie non dissimulée. Le bruit courait déjà qu'elle était trop pauvre pour avoir le droit de les côtoyer – bien entendu, la pauvreté, ils ne savaient pas à proprement parler ce que c'était. C'était des choses d'adulte, des idées de parents. Mais ils ressentaient comme une répulsion innée, sans compter cette vague impression que cette gamine triste et effacée pouvait les contaminer, leur refiler cette maladie terriblement communicative que l'on appelle malheur. Cette notion-là était plus développée chez les enfants de l'école primaire : certains avaient par exemple déjà perdu des proches, fait qui aurait pu les rapprocher d'elle, qui venait de perdre sa mère (elle s'était immolée sur une place publique et pendant quelques semaines, les journaux n'avaient parlé que de ça, soulignant l'inutilité du geste de cette femme qui n'avait rien à revendiquer) mais ils préféraient penser que s'ils se tenaient loin d'elle tout irait bien, et que le diable se contenterait de se tourner vers elle chaque fois qu'il aurait une pulsion à assouvir. Plus tard, Sansa avait remis ce phénomène à priori inexplicable sur le compte d'une faute qu'elle avait certainement commise mais dont elle n'avait plus de souvenir précis – et elle avait expliqué cette absence de fait concret par sa mémoire souvent défaillante, qui a toujours tendance, encore aujourd'hui, à éloigner les faits pouvant être considérés comme traumatisants afin de pouvoir continuer à vivre. Sansa avait également une autre explication ; dans le milieu qui deviendrait le sien par la suite, on avait coutume d'appeler cela charisme, ou aura – et dans son cas à elle, c'était un charisme malsain, une aura dérangeante, quelque chose qui poussaient les autres à s'écraser naturellement sur son passage, à lui laisser de la place à la lumière de peur de la voir rugir, sortir griffes et crocs ; quelque chose qui s'était forgé dès sa plus tendre enfance et qui avait grandi en même temps qu'elle, devenant plus puissant d'année en année, s'agrandissant jusqu'à créer un cercle autour d'elle où personne n'osait jamais mettre les pieds ; quelque chose qu'elle avait appris à considérer comme un monstre, qu'elle avait parfaitement assimilé et accepté, apprivoisé même, un animal qui vivait avec elle tous les jours, à l'intérieur d'elle, avide de pouvoir et de noirceur. Ça l'avait tout d'abord submergée, noyée, coulée, elle avait cherché à garder prise et à lutter ; face à l'injustice dont les autres faisaient preuve à son égard, les remarques désobligeantes, les croche-pied dans les couloirs, les rires moqueurs et cette indifférence qui les prenaient parfois, quand elle se mettait à pleurer, face à tout ça elle avait voulu rester digne et impartiale, pardonner comme le font les grands hommes, comme sortir de vingt-sept ans de prison et ne pas vouloir se venger, comme subir l'oppression constante d'une minorité autoproclamée supérieure et ne pas vouloir se venger, comme ne pas vouloir se venger et ne pas vouloir se venger. Karmacoma. C'est le nom qu'elle avait donné au monstre, un petit nom affectueux, comme on le ferait avec un chaton ou un chiot. Pas tout à fait un ami imaginaire, pas tout à fait une double-personnalité comme peuvent en avoir les schizophrènes ; il fallait une appellation différente pour cette partie d'elle-même, et en lisant les livres (qui n'avaient pas tardé à constituer son monde tout entier) elle avait découvert que certains auteurs le nommaient rage de vaincre là où d'autres parlaient, en considérant la chose sous un angle différent, de haine profonde, d'aversion totale, de meurtre virtuel. Ce qui était au départ impulsif est devenu systématique. Parce que ce monstre, elle lui avait laissé de plus en plus de place. Et bientôt ils seraient tous les deux à la tête d'un mouvement anarchiste.

II. But I'm gonna die in a place that don't know my name and I'm gonna cry in a space that don't hold my fame. Le plus dur, ce n'était pas ces passages-là. Le plus dur c'était le reste. Le vide quand le monstre partait et qu'il la laissait seule face au monde entier. Et la solitude, cette terrible solitude qui l'envahissait alors, au moment où elle traînait les pieds sur le trottoir pour rentrer chez elle. Je suis le sentiment de rejet exacerbé de Jack. Quand elle voulait essayer de faire un pas en avant, demander innocemment « on rentre ensemble, ce soir ? ». Si le monstre ne désignait pas les autres comme des proies, alors elle était désemparée. Alors elle cherchait les mains tendues, et elle ne les trouvait pas. À la maison, ce n'était pas mieux. À la maison il n'y avait plus personne, à part un père qui ressemblait à un fantôme. Qui restait toute la journée assis sur le canapé à regarder dans le vide. Le matin, elle partait et le laissait comme ça. Le soir, elle revenait et le retrouvait comme ça. Tous les jours la même rengaine, inlassablement. L'envie de s'asseoir devant lui, à même le sol, et tout lui raconter. L'école, le temps qui passait trop lentement. Les livres qu'elle dévorait jusqu'à l'épuisement, les professeurs qui continuaient pourtant à la traiter comme une idiote. Elle était bloquée, elle n'arrivait pas à écrire sur ses feuilles lorsque l'heure des contrôles sonnaient. Pourtant elle savait. Elle savait tout. Les réponses dans toutes leur subtilités et leurs nuances. Elle passait des nuits entières à se cultiver, pas question de rester une gamine pauvre et idiote toute sa vie. Elle pensait que c'était le bon choix, le bon chemin. Elle se trompait en beauté. Être intelligent ne rend pas heureux. Tomber amoureux de l'art ne rend pas heureux. Lire ne sauve pas, écrire ne sauve pas, danser ne sauve pas, chanter ne sauve pas, dessiner ne sauve pas. Rien ne sauve, l'espoir est mort depuis longtemps. Sur ça aussi Sansa avait une théorie : l'espoir était mort le jour où sa mère était morte, ce qui signifiait qu'elle avait très probablement très brièvement touché le bonheur, ou quelque chose qui pouvait s'y rapporter, et ça lui laissait un goût amer dans la bouche, surtout d'avoir déjà oublié cette bienheureuse sensation. En cours, elle voulait se lever et dire STOP, vous qui me pensez inférieure, cessez de me piétiner. Vous qui me pensez idiote, entrez dans mon esprit et contemplez tout le monde que je suis parvenue à construire. Vous qui voulez des cases, des règles, de la normalité, ouvrez les yeux. En stylo rouge, à la place des équations, elle voulait écrire SAUVEZ-MOI PAR PITIÉ. En lettres capitales, sur les pays de la carte qu'elle avait sous les yeux, à la place des flux migratoires, du PIB ou de toutes ses conneries, elle voulait écrire MAMAN EST MORTE.

III. Wash off the make-up and prepare the aspirin. Well you can get out of this party dress but you can't get out of this skin. Puis elle avait soudainement compris, elle devait avoir quinze ans. Si l'intelligence ne rendait pas les gens biens dans leur peau, alors quelque chose d'autre devait avoir le pouvoir de le faire. Elle avait saisi de quoi il s'agissait en regardant la nouvelle petite amie de son père : blonde, filiforme, magnifique dans sa robe rouge qui laissait voir ses jambes interminables. Depuis qu'il était sorti de sa torpeur, son père semblait glisser sans s'arrêter. Il changeait régulièrement de fille, et il n'y avait pas qu'elles qu'il ramenait à la maison : les comptes en banque commençaient à se remplir. Il avait grimpé les échelons à vitesse grand V, à croire que l'intelligence était un trait de famille. Sansa savait que de l'intelligence, pour arriver à un poste haut placé, il en fallait forcément ; dans un sens, elle était fière de son père. De l'autre, non. Leur ancienne complicité était entièrement morte, mais cela dit elle avait commencé à dépérir il y avait un bout de temps déjà. Les réflexions machistes devenaient de plus en plus fréquentes, il lui répétait souvent que la femme n'est l'égale de l'homme que la nuit, elle savait ce qu'il voulait dire, elle connaissait toutes ces phrases par cœur, et plus elle cherchait à lutter contre elles plus ces dernières lui rentraient dans la tête et sous la peau. Cette tête qu'elle voulait vider, cette peau qu'elle voulait retirer au couteau. Elle avait su ce que son père faisait avant même que lui-même ne soit réellement en mesure de comprendre dans quoi il mettait les pieds. Elle l'avait senti. Les livres lui avaient appris que les gens blessés font des choses de plus en plus stupides, jusqu'à ce qu'elles deviennent irréversibles et les noient dans la douleur. Elle avait honte de voir son père tenir un réseau de prostitution entre ses mains, honte d'entendre les propositions qu'il commençait à faire à sa propre fille, honte de s'imaginer coucher avec tel collègue qui possédait tel marché comme on le lui demandait, une honte infinie. Elle se demandait combien de temps elle allait être capable de résister, mais il n'y avait pas d'inquiétude à avoir pour elle : elle savait parfaitement, déjà à l'époque, comment tirer son épingle du jeu. Elle pouvait bien le faire même s'il fallait y laisser sa peau. Alors à force de côtoyer ces grandes dames, les autres filles de son père, elle avait entamé sa transformation. La gamine qui se détestait dans le miroir allait mourir. C'était la dernière solution, puisqu'elle avait de toute façon raté jusqu'à son suicide (elle avait une fois voulu se pendre, puisque la situation était si affreuse qu'elle ne savait plus exactement où se situait la lâcheté et où se trouvait le courage ; mais la corde avait finalement craqué sous son poids et lorsqu'elle était tombée sur le parquet, elle s'était mise à rire de ces rires qui ressemblent à des pleurs).

IV. And the devil may cry, the devil may cry at the end of the night. Ça avait commencé par les cheveux, qui étaient devenus blonds, puis les yeux, maquillés de noir en quasi permanence, faux-cils à l'appui, et dont le léger strabisme avait été corrigé ; enfin était venue la silhouette, fruit d'un régime drastique consistant à ne rien manger jusqu'au moment où elle n'était plus capable de tenir debout. Dix kilos perdus comme ça, elle n'avait pas besoin de plus ; ça lui suffisait pour avoir un espace effrayant entre les jambes lorsqu'elle marchait. S'habiller correctement c'était fait naturellement. Animée d'une capacité d'analyse phénoménale, repérer les faux pas avait été un jeu d'enfant ; perchés sur de hauts talons, shorts courts de rigueur, elle était devenue une couverture de magazine mouvante. Vous qui me pensiez inférieure, je peux à présent vous piétiner. Vous qui me pensiez idiote, je peux être pire que tout ce que vous avez imaginé. Vous qui voulez des cases, des règles, de la normalité, ouvrez les yeux, j'ai tout brisé. Au collège, le regard des autres avaient changé : ceux qui l'ignoraient auparavant la désiraient à présent, ceux qui la détestaient se retrouvaient la tête dans la cuvette des toilettes. A vrai dire, beaucoup s'y retrouvaient. Et elle les écoutait supplier avec un sourire épanoui, perchée sur ses quinze centimètres supplémentaires. Les adultes baissaient les yeux et se taisaient, comme ils l'avaient toujours fait ; cette fois-ci en revanche, ceux qui cherchaient à l'ouvrir étaient rapidement stoppés dans leur élan grâce à la fulgurante puissance que possédait à présent la famille Ilang. Parfois, en redressant la tête, elle croisait un miroir et se mettait à pleurer sans comprendre ; elle était à présent vue comme un démon et cet air sauvage l'avait choisie, elle aurait dû s'en estimer heureuse. Au fond d'elle pourtant, une voix soufflait qu'elle prenait un mauvais chemin, qu'elle gâchait quelque chose, qu'elle était en train de devenir la salope que tout le monde voulait qu'elle soit. Cette voix acquit bientôt une proportion énorme, puis enfin un nom : Jun. Toujours les bons mots pour la calmer, et ce même dans les moments les plus critiques. Toujours les questions qui savaient arrêter ses gestes à la pousser à réfléchir, démunie. Comme s'il la connaissait déjà par cœur alors que ce n'était qu'un petit nouveau. Comme si à l'intérieur de lui subsistait le même monstre, les mêmes envies, les mêmes passions inexplicables au restant du monde. Soudainement ils n'étaient plus que deux sur la planète Terre, saisis d'une attirance incompréhensible, une force qui les poussait l'un vers l'autre pour les protéger de l'auto-destruction tant annoncée.

V. We were never welcome here, we were never welcome here at all. But it's who we are, doesn't matter if we've gone too far, doesn't matter if it's all okay, doesn't matter if it's not okay. Save us, THEY SAY WE'RE CRAZY. Inséparables, sansa chez jun et jun chez sansa. Ils avaient déteint l'un sur l'autre, prenant des tics communs, des idées communes : les mains de fée de jun apprenaient, jour après jour, à celles de sansa comment devenir aussi douées, comment créer des mélodies accrocheuses et imposantes ; leurs styles se mélangeaient pour s'améliorer et vivre en accord parfait. Si jun était la musicalité du duo, sansa était l'esprit, tirant son jumeau, comme elle se plaisait à l'appeler, dans des conceptions de la vie toujours plus extrêmes – le monde devrait être débarrassé de l'argent, des Etats et des règles, seuls devraient subsister les individus, indépendants et responsables, dans un monde utopique et pourtant sans limites. Le duo trouvait quelque chose de rassurant dans ce monde imaginaire et totalement impossible avec la vie qu'ils s’apprêtaient à mener – ils venaient d'être repérés, de signer un contrat, ils se retrouvaient propulsés au beau milieu de la célébrité et commençaient tout juste à la savourer. Ensemble, les jumeaux – nés le même jour, à la même heure, avec le même nom de famille, mais des parents pourtant différents et une éducation différente, est-ce que ce n'était pas de belles coïncidences, ça ? Est-ce que ce n'était pas le destin qui les avait réuni ? - ensemble sous les projecteurs, juste tous les deux... à moins que le groupe ne s'agrandisse.