Ils avaient toujours été considérés comme la mauvaise graine du pays, la jeunesse impuissante, les incapables, les révolutionnaires, les ennemis du capitalisme grandissant. Beaucoup de paroles et très peu d'actes. Ils étaient somme toute comme les autres, juste plus influençables, et plus influencés. Ils n'avaient jamais cherché à comprendre le bourrage de crâne collectif, ils suivaient les modes, les divers courants, hurlaient haut et fort leur désaccord avec la société. Ils avaient préféré les imbécillités adolescentes, les fêtes à n'en plus finir, l'American Dream populaire. Jusqu'à ce que la réalité les écrase sur le macadam. Un enfant. Un môme. Un gosse. Un bébé. Un foetus. Un embryon. Un accident. Trop tard pour pleurer l'oubli de pilule, trop tard pour s'en débarrasser, trop tard pour tout. Les priorités ont changé. Ça se nourrit, un truc comme ça, et ça dort pas à la belle étoile ; faut s'en occuper, l'aimer, l'aider, le materner, ne plus vivre que pour lui pendant dix-huit piges et pleurer son envol quand le moment est venu. Donc tant pis pour l'Amérique, le lycée, les soirées, l'alcool, la drogue. Ils se sont fixés de nouveaux objectifs, ceux de monsieur et madame Tout Le Monde. Ça n'a été ni simple ni plaisant, pas même quand Il est enfin arrivé.
Et puis l'Intelligence. Eux-même n'y avaient pas eu droit. Quand ils en ont vu la lueur, au fond des yeux trop curieux de ce sale môme, les regrets de ces années d'inconscience se sont transformés en cette envie de plus, de mieux. Pas pour eux, pour lui, l'enfant surprise dont il ne réalisaient toujours pas la présence. Il s'y prêtait bien, apprenait vite, emmagasinait chaque mot et les répétait avec exactitude des mois plus tard. Ils avaient décelé en lui la réussite la plus noble qui soit : le Savoir. Parler, marcher, lire, compter, écrire. Tout lui paraissait d'une facilité si déconcertante qu'ils en oublièrent son âge, perdus dans leur admiration. Ils ne l'auraient certainement jamais admis, mais ils se sentaient presque inférieurs. Le père surtout, qui ne réprima jamais ses envies de voir sa progéniture au sommet de l'échelle sociale, ignora les conseils des autres parents, amis, professeurs, et n'écouta que le banal besoin de se refléter dans quelque chose de meilleur. Entre ses journées de travail, il trouvait le moyen de se consacrer aux devoirs de son désormais singe savant, lui en demandant toujours plus. La mère, elle, feignait l'indifférence. Elle n'avait jamais eu la fibre maternelle, et elle était incapable de comprendre les besoins du petit. Elle se contentait de faire les allers-retours à l'école, de lui faire à manger, de lui dire de se taire. Se taire, se taire, se taire, tout le temps. Parce que maman avait besoin de silence, tu comprends ?
Et lui, Seol Chan, ne pensait rien. Trop jeune d'abord, habitué ensuite. Il avait arrêté de chercher les mots là où ils n'avaient soit-disant pas lieu d'être. Parfois, à la sortie de l'école, il remarquait un enfant exhiber fièrement une bonne note à ses parents attendris, et il ne comprenait pas. Il ne voyait ni l'intérêt, ni l'exploit. C'était quelque chose de normal, pas un service rendu, pas un cadeau offert, juste une note. Il avait essayé, une fois, de reproduire la scène avec sa mère, en vain, pas un regard. « Tu verras ça ce soir avec ton père ». Toujours voir avec le père. Mais le père n'était pas là. Alors il se murait dans son silence habituel. A se demander s'il n'était pas devenu son meilleur ami, son frère, sa famille toute entière. Il n'en était pas malheureux, mais pas heureux non plus. A vrai dire, il n'avait aucune idée de ce que cela représentait. La vie était comme une ligne trop droite,  trop longue et trop ennuyante. L'ennui. Il le connaissait bien. Le vide qui lui saisissait le ventre, lui retournait les tripes. Il était souvent seul dans sa chambre, devant des livres de cours, des cahiers, des exercices, sans aucun bruit autour de lui. Il se plongeait tout entier dans les leçons pour oublier qu'il n'avait rien d'autre à faire, et quand il avait terminé, il s'y replongeait encore et encore, jusqu'à entendre entendre le père rentrer, passer la tête dans l’entrebâillement de la porte, le teint blafard et les yeux fatigués, et entendre toujours les trois mêmes mots, « travaille bien, crevette ».

Travaille bien. Travaille mieux. Travaille plus. Et surtout ferme ta gueule. Pas le droit de se plaindre, pas le droit d'être fatigué, pas le droit d'en avoir marre. Lobotomisé. Il lui arrivait de s'endormir lamentablement en cours, étalé sur sa table, ou de rester la journée les yeux dans le vide, à seulement attendre. On ne lui reprochait jamais. Les classements avaient le don de tout excuser. Il aurait pu en jouer comme le font tous ceux qui ont des opportunités, mais non, trop épuisé. Il étonnait ses camarades, qui ne comprenaient pas. Ils voyaient juste Seol Chan, le mec à la mémoire d'or, le premier de classe, celui qui pouvait entrer par la grande porte dans à peu près toutes les facultés du pays, celui qui dansait. Il avait au moins ça pour l'animer. La danse. Passion banale, phénomène de mode ; pas pour lui. Il était tombé dedans presque par hasard, à l'époque où il n'était pas encore contraint de travailler pendant des heures. Il y avait ces mecs et leur musique au milieu du trottoir, quatre ou cinq personnes pour public. Ils dansaient bien, avec un grand sourire accroché au visage. Il les a regardé un temps infini, partagé entre l'admiration de voir enfin quelque chose de beau, et par la curiosité, le désir de faire pareil. Il était attendrissant, le môme, avec ses grands yeux brillants et son air béat, ils n'ont pas résisté quand il leur a demandé, le plus naturellement de monde, de lui apprendre à faire la même chose. Il était rapidement devenu le protégé de la bande, mascotte à ses heures, apprenti acharné à celles qui restaient.
Il progressait vite et bien, et s'était révélé doué pour créer, lui qui était avant dénué d'imagination. Ses bienfaiteurs le poussaient toujours plus loin dans ses retranchements, musique plus complexe, pas imposés et aux joyeusetés. Aussitôt la porte de la salle franchie, le trop calme Seol Chan se transformait en une boule d'énergie créatrice. Il était infatigable et restait des heures devant les grands miroirs, jusqu'à ce qu'on lui tape sur l'épaule et lui rappelle qu'il avait aussi des parents, des cours, et des heures de sommeil. Il se fichait de tout, surtout du père et de la mère, qui ignoraient tout de la passion de leur fils. Ils n'avaient pas le temps de s'en soucier, de toute façon. Ainsi ils ne savaient même pas que leur enfant faisait son chemin, indépendamment de celui qu'ils avaient tracé pour lui. Il trouvait le moyen de tout accumuler, quitte à oublier de dormir. Il avait réussi à obtenir de ses mentors le droit à la compétition, à condition de maintenir ses notes en haut du classement. Trop facile.
Puis une proposition. « Tu sais, la chorée qu'on a bossé ensemble, ça te dirait qu'on la filme ? » Quand il avait demandé l'intérêt, on lui avait répondu avec un regard outré qu'internet était une invention divine, et que ce serait dommage de faire de belles choses pour les laisser cachées. Il avait accepté par simple curiosité. Il ne s'était jamais vraiment soucié de montrer ou non ses passions. Il était persuadé que tout le monde s'en foutait. Il avait tort. Il avait recommencé régulièrement avec ses amis, une caméra bon marché, eux devant, fous-rires et oublis, plusieurs tentatives avant d'avoir « la bonne ». Et les gens l'aimaient, la bonne. Bien plus qu'il ne l'avait imaginé. Le reste avait suivi tout seul. On le montrait du doigt dans les compétitions, on venait le féliciter avant même qu'il n'ait commencé à danser. Le pire, c'était quand une fille lui avait demandé, en pleine rue, s'il était bien... lui. C'était désagréable. Certes, en tant que danseur, c'était gratifiant, mais en tant qu'individu, il détestait ça. Il avait toujours su rester discret dans tous les domaines, qu'importe la réussite ou l'échec, et être mis ainsi en avant, pour quelque chose qu'il ne jugeait pas si fantastique était trop étrange pour trouver une place dans son esprit. Il lui fallait faire une coupure nette entre les deux pour se sentir mieux. Le fossé s'était déjà légèrement creusé au fil du temps, il y avait juste apporté le coup de grâce.
Il y avait le Seol Chan habituel, acharné aux études, beaucoup plus apte à écouter qu'à parler, invisible dès l'entrée de chez lui franchie ; et le l'autre Seol Chan, qui avait définitivement laissé tomber les réserves, les inhibitions, qui se donnait entièrement à la musique. Puisqu'il s'autorisait à être autrement quelques heures par semaines, il n'avait aucune raison de se  bloquer et de se complaire dans la pudeur hypocrite coréenne. Son imagination s'en trouvait grandie. Il était rempli d'idées qu'il abandonnait en sortant des vestiaires. Il n'en parlait jamais dehors. Il retrouvait son calme, son air définitivement neutre, et les cours emplissaient de nouveau toutes ses préoccupations. Si en soi le changement paraissait moindre, il avait pour lui une importance capitale ; c'était une nécessité absolue.

Et enfin le bonheur. Entrecoupé des relents de fatigue et d'angoisse indésirables. Parfois une heure, parfois une semaine. Il invoquait simplement le stress de tel devoir, de telle séance un peu plus dure à suivre que d'habitude, « vraiment, rien de grave ». La vérité, c'était qu'il ne savait pas. Il n'avait aucune idée de qui continuait à le tirer vers le bas alors que tout allait pour le mieux. Peut-être une nature défaitiste, fataliste, triste ? Il s'en foutait. Ses périodes creuses faisaient réapparaître l'Ennui, le Silence, tout ce qui était insupportable. La solution s'imposa presque d'elle-même. La fatigue était l'ennemie à abattre, alors il fallait tout faire pour l'enrayer.
La première fois, il avait suivi le mouvement, comme le font à peu près tous les jeunes, après les cours, avec les fréquentations du moment. « C'est génial, et puis ça tue personne », avaient-ils dit un grand sourire béat greffé au visage. Il n'en était pas mort, il ne s'était même jamais senti aussi vivant que cette fois-là. Au Diable silence et ennui, au Diable père, mère, et tout le reste. Motivation retrouvée. Tout prend du sens quand le réalisme se barre. Le « pour s'amuser » s'est transformé en « pour vivre » avant qu'il n'en prenne conscience. Une deuxième fois, ça tue personne. Un troisième fois, ça tue personne. Tous les jours, c'est peut-être dangereux. Mais non, « un demi comprimé, c'est rien ». Et tout le monde y croyait aveuglément, aux paroles sorties de ce bout d'intelligence compulsive. Au moins il était en forme. Il passait au travers des phases de descente avec d'autres comprimés, dont il ignorait même le nom – « never trust a junkie », Nancy disait, mais elle n'a jamais apporté plus de précision sur le dealer. Inconscient.
La famille n'avait jamais été très riche, et il se passait bien d'argent de poche. Sauf que la défonce, ça se paye cher. Il aurait pu travailler comme tous les jeunes, et se rajouter un troisième objectif, écrasé au milieu des deux autres. Trop simple. Trop honnête. Il y avait certains avantages à se montrer discret et à jouer la souplesse. Il y avait une seule règle à respecter. Seulement les riches, jamais les potes, jamais les camarades du lycée, jamais la famille. Une fois fixée, il ne restait qu'à le regarder, où à essayer. Même en pleine rue, personne ne le remarquait. Il remplaçait rapidement un porte-feuille plein à craquer d'argent – il en était certain – sale, par un autre vide et miteux en une demie seconde. Il avait parfaitement conscience de la soit-disant gravité de la chose, il n'appréciait pas particulièrement les facilités comme celles-ci, mais c'était rapide. Quand il revenait vers son meilleur ami, léger sourire aux lèvres, fier d'avoir une fois de plus contredit le « le mec là, t'es pas cap », il plaidait son sens de la justice, son côté Robin des Bois, voler aux riches et donner aux pauvres. A la différence qu'il gardait une petite partie du butin. Désintéressé mais pas trop non plus.
A l'instar de la danse, les parents ne voyaient pas. Ils devaient se douter de quelque chose, ils n'étaient pas si stupides qu'ils se plaisaient à penser et à faire croire. Ou ils s'en foutaient, c'était au choix. Le père débordait de fierté quand il parlait de son fils intelligent, grand homme à venir sans doute, mais ne remarquait rien à part les nombres rouges sur une copie. La mère restait dans sa carapace, pour changer. Elle se cachait de plus en plus aux yeux de sa famille, elle se permettait de vivre plus richement qu'eux deux réunis, vêtements de marque et cosmétiques à l'appui. Elle partait des soirées entières sans jamais avertir, ne rentrait qu'au matin et dormait tout le jour. Seol Chan s'était posé des questions, sans jamais se risquer à ouvrir la bouche, de peur de la voir s'énerver où se braquer encore plus. Il n'avait pas eu besoin de chercher, la réponse s'était dessinée devant lui, masse imposante, fuyante, puant l'after-shave et la sueur. Il s'en souvenait encore, le professeur d'Histoire était absent. Et des cris de victoire, des escaliers descendus trop vites, de la pseudo-course jusqu'à l'arrêt de bus avec Adan, des chaussures étrangères dans l'entrée, des billets sur la table. Il n'avait pas eu le temps de réfléchir que l'homme était sorti de la chambre des parents, trop occupé à renouer sa cravate pour le voir. Il était resté figé. En suivant la bonne morale de beaucoup de civilisations, l'homme aurait du être son père, pas un illustre inconnu. Mais il n'avait rien rajouté, il n'avait même pas regardé sa mère pour essayer de comprendre. C'était clair. Elle infligeait ça, plus qu'à lui, au père qui trimait pour tout sauver, et qui crevait encore d'un amour sans faille pour elle, malgré les années. Dégueulasse.
Il avait passé cette nuit et les suivantes à la salle de danse, enragé. Il avait eu mal aux bras, aux jambes, au dos, sa tête menaçait d'exploser sous les lumières fortes. Il n'avait pas ouvert une seule fois la bouche, mais n'importe qui l'aurait vu hurler.