« Il est vraiment joli ton dessin Woo Jin. Tu m'expliques un peu ce que c'est ?
- Ici, c'est titi le canari, là bas c'est Tiger notre chien. Et là c'est maman, elle est tout en sang parce que papa lui tape dessus. J'ai pas encore dessiné papi, il est pas fini mon dessin. » 12.08.1991, mes séances annuelles chez le psychologue se sont transformées en séances hebdomadaires.

D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours vécu dans cette grande baraque à l'extérieur soigné qui donne l'impression d'être bourge lorsqu'on passe dans l'allée, dans cette grande baraque délabrée de l'intérieur, poussiéreuse et étrange. Vous connaissez le principe de la famille Adams ? Bienvenue chez les Shin. Cela n'a donc rien d'étonnant à ce que je sois confronté au psychologue toutes les semaines jusqu'à mes seize ans.

A l'extérieur de ces murs on nous apprenait à être poli, à sourire, être serviable et donner l'image d'une famille unie, à l'intérieur on nous apprenait à ne pas s'offusquer et ne pas crier lorsque le père de famille tapait sur sa femme, on nous apprenait à être indifférent les uns aux autres. Je pousserai même jusqu'à dire qu'on nous apprenait à être égoïstes, individualistes et aussi, quelque part, différents. Et différent, on l'était tous. Enfin, lorsque l'on regarde ce que nous sommes devenus aujourd'hui, cela ne laisse même pas l'ombre d'un doute.

Je n'ai jamais été très bon à l'école, vraiment pas. Puis, ce n'est pas comme si quelqu'un s'en souciait réellement. Bien sûr, tout cela ne passe pas inaperçu et j'ai plusieurs fois été placé en maison d'accueil tout comme ma sœur, mais il faut croire que nous étions maso, ou alors qu'on ne pouvait se passer de cet étrange cercle, puisque nous faisions toujours des nôtres pour être renvoyés à la maison, pour y revenir tels des automates bien conçus. Enfin, après les choses se sont vraiment gâtées. Ma mère s'est mise à fricoter avec Rex, notre nouveau berger malinois, et ça, c'était purement dégueulasse. Ma sœur a tourné lesbitch et nympho en plus de ça, mais au moins elle ramenait ses copines à la maison, et je m'en suis tapé une ou deux. Quand on est adolescent, ça fout le blues de savoir qu'on pourra jamais ramener de potes à la maison, et c'est là que j'ai réalisé, en voyant les parents des autres, que putain, on était peut-être la famille la plus décalée de Corée du Sud. Cherchez pas, je sais d'où elles viennent les rumeurs sur les asiats comme quoi on est tous graves chelous.

Bon bien sûr le petit automate ça a duré un temps, vint le moment où j'ai craqué. A dix huit ans pile (j'attendais ça depuis des lustres) j'me suis barré de la maison pour prendre un appart en colocation avec mon meilleur pote. Mais je dois être de ces personnes qui n'ont jamais de chance dans leur vie, puisque ce n'était pas une véritable échappatoire non plus. C'est dans ces eaux-là que j'ai commencé à fréquenter la mafia à plein régime, j'ai été enrôlé comme un bleu parce que je trouvais-ça-trop-keuwl-tu-peux-pas-test-et-t'as-des-flingues-aussi-t'as-déjà-tué-des-gens-?-LA-CLASSE. Ouais, mon poto c'était un mafieux. Quand je vous ai dis que je suis le jeune de personne à qui il arrive un tas de trucs sans que je les ai cherchés.

Bon aujourd'hui heureusement tout va un peu mieux. Je travaille comme assistant mécanicien  au garage près de chez moi. Ça m'intéresse pas mal ce truc-là évidemment, mais c'est surtout une couverture. Je continue mes trafiques pas-si-keuwls chez les mafiosos et j'm'occupe même des nouveaux. Sisi tavuuu tu peux m'appeler le Parrain. J'ai rarement des contacts avec ma famille, mais qui en voudrait ? Je passe par ma sœur sinon. Puis je m'en bats les roubignoles, j'ai trouvé une nouvelle famille avec mes voisins. Des retraités qui me considèrent comme leur fils depuis que j'ai débarqué dans le quartier et chez qui je m'empiffre comme un porc tous les dimanches. Parce que voyez-vous, les plus belles choses de la vie sont les plus simples. Le dimanche c'est paella.